Metavers ou Meta-waste ? Au-delà de la « hype », quels impacts environnementaux, sociétaux et industriels de cette nouvelle « révolution » numérique ?

Ce texte reprend (avec quelques compléments) des échanges qui ont eu lieu lors d’une table ronde. Il contient donc des points de vue et ne prétend pas constituer un état de l’art exhaustif.

Réalité augmentéeréalité virtuelle, métavers, autant de mots qui laissent la part belle à la spéculation et à l’imagination. Le métavers, prochaine « révolution numérique », vise à fusionner expériences dans le monde réel et virtuel de manière transparente et persistante. Pourtant, les ressources mobilisables pour une telle ambition (casques, réseaux 6G, calcul haute performance massif, etc.) peuvent paraître démesurées. Le jeu en vaut-il la chandelle ?

C’est dans ce contexte que le thème du métavers a été mis à l’ordre du jour de la première rencontre annuelle de la Chaire Technology for Change, organisée les 3, 4 et 5 avril 2022. Cette chaire lancée fin 2020 par l’Institut Polytechnique Paris et Accenture a pour objectif de favoriser et d’accélérer l’impact positif des technologies sur les volets de durabilité au sens large (environnemental, social, économique) tout en limitant les impacts négatifs.

À cette occasion, chercheurs et spécialistes du métavers et du numérique responsable se sont réunis pour une table ronde nommée comme un rappel des défis à venir de cette technologie  « Meta-verse ou meta-waste ? Au-delà de la « hype », quels impacts environnementaux, sociétaux et industriels de cette nouvelle « révolution » numérique ? »

●       Raphaël Granier de Cassagnac, directeur de recherche CNRS et responsable de la Chaire « Science et Jeu vidéo » à l’École polytechnique, 

●      Laurent Eskenazi, co-fondateur de Boavizta, 

●      Vincent Guigui, responsable réalité augmentée chez OCTO Technology et Accenture France,

●      Carole Davies-Filleur, directrice du numérique responsable chez Accenture,

●      Benoît Tezenas du Montcel, maître de conférences à l’Institut Mines-Télécom Business School, chercheur de la Chaire « Technology for Change » à l’Institut polytechnique de Paris, et modérateur de la table ronde.

Table ronde  « Metaverse ou Meta-waste » lors des Rencontres de la Chaire Technology for Change

Métavers : un nouveau « buzzword » ou une technologie nouvelle ?

Le métavers peut revêtir différentes définitions. Pour certains, le métavers existe depuis quelques mois seulement grâce à la popularisation des casques de réalité virtuelle. D’autres considèrent qu’ils parcourent les métavers depuis une vingtaine d’années déjà, dans les premières plateformes sociales et 3D telles que Second Life, ou les jeux en ligne massivement multi-joueurs. Par ailleurs, croiser ses collègues ou amis via un avatar en 2D sur Gathertown ou Workadventure peut aussi être considéré comme une expérience dans le métavers.

Toutefois, le métavers est généralement vu comme une nouvelle forme de l’Internet, allant au-delà de la simple navigation web et permettant de créer une notion de présence via des expériences immersives, partagées et persistantes. Il utilise les technologies telles que le Web3 (décentralisé) ainsi que le panel des possibilités allant des écrans conventionnels à la réalité virtuelle ou la réalité augmentée.

Dans le métavers, nous pouvons choisir de personnaliser notre avatar, de construire et décorer un espace virtuel qui permet d’accueillir des communautés (aspect social et collaboratif). Cette capacité à créer « tout et n’importe quoi », couplée à la création artificielle de rareté d’objets numériques, a, par exemple, fait gonfler une bulle spéculative autour des NFT. À cela s’ajoutent les nouvelles générations de casques virtuels grand public permettant une immersion toujours plus réaliste (aspect immersif). L’engouement pour le métavers atteint de nouveaux sommets. Travis Scott a, par exemple, déjà réalisé un concert dans le métavers enregistrant plus de 12,5 millions d’entrées et d’autres, comme Ariana Grande et Snoop Dogg ont annoncé prendre la suite. Et ce ne sont que quelques exemples de ce qui se déroule déjà dans le métavers.

Vincent Guigui (Octo Technology-Accenture) complète la définition de Shaan Puri (Twitch) qui définit le métavers comme « le moment où la vie numérique prend le pas sur la vie réelle ». Nos activités sociales, professionnelles, économiques et nos loisirs passent déjà par le numérique : sommes-nous déjà dans le métavers sans le savoir ?

Les technologies sous-jacentes et leurs impacts environnementaux :

Quels sont les prérequis matériels pour accéder au métavers ? Raphaël Granier de Cassagnac (CNRS) nous rappelle que si on parle d’un métavers tel que Second LifeMinecraft ou Fortnite, il nous suffit d’un ordinateur et d’une bande passante que nous avons déjà. En revanche, si on pense à un métavers de trois milliards d’utilisateurs s’échangeant des NFT à tour de manettes avec des casques de réalité virtuelle, la liste des besoins s’alourdit.

Certaines solutions visant à éliminer la nécessité d’un ordinateur trop puissant, et donc d’un pouvoir d’achat suffisant pour se les procurer, sont envisagées. Puisqu’il est toujours nécessaire d’avoir une grande puissance de calcul, les alternatives reposent sur une augmentation de capacité des cloud providers et sur un réseau doté d’une large bande passante et de peu de latence type 5G voire 6G, déjà sujet à controverse[1].

Cependant, quelle que soit la solution envisagée, le bilan écologique sera d’autant plus lourd que le nombre d’utilisateurs et d’applications sera grand et que la sophistication des technologies sous-jacentes sera importante : métavers avec ou sans crypto monnaies, avec ou sans casques… 

Comme rappelé dans le rapport de l’ADEME et de l’Arcep remis en janvier 2022 au gouvernement, la transformation numérique affecte déjà l’environnement. Malgré leur caractère dématérialisé, les services numériques représentent 2,5 % de l’empreinte carbone de la France, dont les trois quarts sont liés à la fabrication des équipements (terminaux utilisateur, réseaux et centre de données). Le rapport du @Shift Project sur le numérique prédit un impact atteignant 9% de l’empreinte carbone totale d’ici 2025 au niveau mondial. 

Au-delà de la consommation électrique et de l’empreinte carbone, le numérique impacte aussi les ressources naturelles non renouvelables, la biodiversité et l’eau, comme décrit dans le dernier livre de Guillaume Pitron, L’enfer numérique (septembre 2021).

L’impact du métavers est donc celui de l’ensemble des matériaux et technologies mises en œuvre, comme le casque de réalité virtuelle estimé à 200 kgCO2eq sur l’ensemble de son cycle de vie, soit 10% du budget carbone annuel d’un humain soutenable (2TCo2eq). C’est aussi l’impact du réseau qu’il faudra potentiellement augmenter, ainsi que celui des nouveaux datacenters et des effets rebond, induits ou systémiques.

Répondant à une question du public sur les opportunités du métavers de réduire l’impact de processus polluants (notamment le transport), Laurent Eskenazi (Boavitza) ajoute qu’il est aujourd’hui impossible d’affirmer ou d’infirmer de tels effets.  Nous n’avons pas la capacité d’estimer les effets rebond induits par ces changements ni même de dire s’ils seront bénéfiques sur l’environnement. Il nous rappelle que les promesses de réduction d’impact étaient déjà nombreuses lors de l’avènement du numérique et qu’elles sont parfois controversées : étude à l’appui. Pour certains cas d’usage ou industries, l’impact net positif semble plus clair, indique Carole Davies-Filleur (Accenture) avec l’exemple des « Smart Buildings » pour piloter et réduire la consommation énergétique de bâtiments. Ces cas d’usage avec un impact bénéfique sont l’objet d’étude de la Coalition européenne pour le numérique vert

Métavers : quelles opportunités et cas d’usage ?

Les opportunités affichées du métavers pour les interactions sociales, que ce soit dans notre vie personnelle ou dans le monde de l’entreprise, sont légion. 

Comme l’ont permis les outils de visioconférences (par exemple dans l’enseignement), un métavers pourrait permettre de maintenir des échanges humains, un contact et une présence lorsqu’il est impossible de se rencontrer physiquement. Dans l’entreprise, des rencontres et des échanges dans un univers virtuel peuvent ainsi être un outil de formation ou de socialisation immersive à distance. Accenture en fait d’ailleurs un des thèmes phares de l’année 2022 dans ses études annuelles Fjord Trends 2022 et Vision Technologique 2022. C’est dans cette optique que l’entreprise a fourni 60 000 casques VR (réalité virtuelle) aux nouveaux arrivants pour faciliter leur « onboarding » et améliorer leur intégration dans la culture et les processus de l’entreprise, dans un contexte de pandémie. 

Néanmoins, la question de l’utilité d’expériences toujours plus immersives se pose ici. Nous pouvons en effet nous demander quel est l’apport concret du métavers des casques virtuels par rapport à la visioconférence, indépendamment des ressources plus ou moins importantes que l’un et l’autre consomment. Assurer une certaine proximité entre collaborateurs, clients, partenaires, ou citoyens, au-delà des frontières, sans générer une grande quantité de voyages avec tous les impacts associés : c’est indéniablement un besoin croissant. Il semble intéressant d’ajuster les moyens pertinents pour couvrir ce besoin, selon chaque contexte.

Autre piste, un univers numérique pourrait aussi servir à combler des manques dans la vie réelle. Il a été observé[2] dans certains jeux vidéo que des joueurs citadins privilégient dans ces métavers d’évoluer dans des espaces naturels. Plus ludique, faire des visites de musée pourrait également être un cas d’usage. S’il s’agit de voir un tableau, un écran « suffit » mais Raphaël Granier de Cassagnac (CNRS) souligne que le métavers peut devenir intéressant dès lors qu’il s’agit d’interagir avec des objets tels que ceux que nous ne pouvons pas toucher dans les vitrines des musées de sciences et techniques. 

Enfin, Vincent Guigui (Octo Technology part of Accenture) a esquissé lors des échanges une dernière proposition. Le métavers peut permettre d’évoluer dans un monde où nous choisissons librement comment apparaître aux yeux des autres, ce qui autoriserait à exprimer sans contrainte l’identité souhaitée (par exemple l’identité de genre). Prudent, il rappelle néanmoins que si rien n’est fait, le métavers (et, plus généralement, Internet) sera l’occasion pour certains de se cacher derrière un masque, ce qui mène souvent à des excès. Il suffit de se balader sur Twitter pour s’en convaincre.

L’ensemble des intervenants s’accordent pour dire que la pertinence de ces cas d’usage dépendra des ressources qu’ils demandent. Le besoin d’outils technologiques de pointe peut constituer un frein à l’adoption de la technologie. Des questions aussi « simples » que l’accès à l’énergie ou à un débit suffisant posent question. Ces freins dépendent de la façon dont le métavers est défini. Si on prend une définition extensive du métavers, en considérant par exemple que les outils de visioconférence en font partie, de nombreux cas d’usages sont déjà généralisés.

Des risques éthiques et sociaux

En plus des coûts environnementaux, le métavers peut également avoir des impacts éthiques et sociaux problématiques. Le prix élevé du matériel éventuellement nécessaire pour y accéder pourrait être rédhibitoire pour une grande partie de la population mondiale. Encore une épine dans le pied de l’égalité des chances, à une époque où la fracture numérique est encore omniprésente.

Carole Davies-Filleur (Accenture) renchérit en soulignant que les populations ayant accès au métavers feront également face à une évolution des risques d’Internet (harcèlement, endoctrinement, risques de déclin de santé mentale, impacts sur le développement cognitif des jeunes…). À cela s’ajoutent les questions épineuses de protection des données créées au travers de l’usage du métavers concernant les interactions sociales, les mouvements du corps ou des yeux, la posture… Pour rester sur des questions légales : comment doit-on traiter l’agression d’un avatar dans le métavers ? Comment définit-on les droits et les devoirs d’un avatar et sa dignité ?… De nombreuses interrogations porteront à réflexion dans les mois et années à venir pour établir un cadre juridique. 

Quelles perspectives ?

Au sortir de cette table ronde, il apparaît nécessaire de faire en sorte que le métavers ne soit pas juste un nouveau gadget qui apporte peu à une population déjà privilégiée au détriment du reste de la population mondiale et de la planète. Cela passera par la conduite d’études sérieuses concernant les impacts (type analyse du cycle de vie), par la définition de règles d’éco-conception spécifiques et par un engagement de tous les acteurs (entreprises, usagers, gouvernements…) dans une démarche responsable.

Nous pouvons aussi imaginer que le futur du métavers se cantonne à des solutions peu gourmandes, une simple démocratisation de ce qui existe déjà depuis quelques années pour les particuliers et à des cas d’usage bien spécifiques dans le monde professionnel.

A nous de nous mobiliser (entreprises, régulateurs, utilisateurs) pour que le futur du métavers ne ressemble pas à Ready Player One, ce film de science-fiction de Steven Spielberg qui nous projette en 2045 dans un monde virtuel chaotique. 

[1] A ce sujet, Laurent Eskenazi nous propose de lire : https://gauthierroussilhe.com/pdf/5G-Juillet2020.pdf

[2] Raphael Granier de Cassagnac nous propose de lire: (PDF) Gamers Like It Green: The Significance of Vegetation in Online Gaming (researchgate.net)

(article initialement publié sur le LinkedIn de la Chaire Technology for Change de Polytechnique)


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